Contact

 

Ils sont nombreux, mais ils ont cela de particulier qu’ils se ressemblent au point qu’il suffirait d’en décrire un. Ils ne se ressemblent pas seulement beaucoup, mais surtout de la même manière, la ressemblance aux autres étant un trait même du caractère de chacun. Je vais donc t’en décrire un.

Son nom n’a pas d’importance et en dépit des efforts de permanence, il n’en aura jamais. De loin, il se fond dans la masse des gens ou des choses. Immobile, tu ne le verrais presque pas, mais dès qu’il bouge, tu le repères immédiatement. Il assortit sa mode à l’affiche du moment. La démarche flottante, il aimerait passer pour un rêveur, alors il se pare de nuages et de bleu ciel, mais sous son air peu trompeur, il coule en lui-même, en permanence, comme une pierre dans un lac sans fond.

De près, en retenant ta respiration, tu vois briller ses yeux d’un reflet étrange, celui de tout ce qu’il n’a pas, une lumière qui s’affaiblit continuellement et que chaque clignement de paupières ravive un peu de nouveau. Entre deux sourires complaisants, il prend la posture d’écouter mais n’écoute pas, et s’il parle, il dit ce qui fait généralement plaisir. Il ne parle jamais sans rien dire d’utile, mais ne dit rien d’utile qu’on ne sache déjà, ou qu’un smartphone connecté ne puisse proposer automatiquement. Ses mains se touchent rarement, et quand cela arrive par inadvertance, il sursaute, comme surpris dans le noir par un contact étranger. Il préfère ainsi en garder une en permanence dans son sac ou sa poche, ou l’occupe, quand cela devient suspect, par un gobelet ou une cigarette, mais en général, il boit ou fume avec une maladresse telle qu’on croirait que la chose est portée à sa bouche par la main de quelqu’un d’autre.

De plus près encore, il disparaît de nouveau, comme disparaitrait un inconnu qu’on frôle dans un marché - tu verras qu’ils ne tiennent pas la proximité. Il s’en va donc. Tu le vois partir et cela ressemble étrangement à quand il vient. Il te laisse avec le sentiment d’avoir perdu ton temps, alors que tu respires de nouveau. Inutile de te dire ce que cela signifie si, par malheur, il lui plairait de rester.

Quand l’un de ceux-là part, mieux vaut donc ne pas regarder.

Entomologie

Dans un petit pays,

Dans un ministère marginalisé,

Dans une direction sans importance,

Dans une bureaucratie corrompue,

Dans la tête d’un malade mental,

A la tête d’un projet foireux,

Dans un vieux rêve oublié et quelques cheveux,

Cent poux,

Fiers comme des hommes,

Comptent élire un gourou,

Huit parmi eux font la résistance,

Et seulement deux résistent vraiment,

Mais aucun des deux n’a raison,

Ni des huit,

Ni des cent,

On assassine un opposant,

Sa femme porte plainte,

Se fait nommer ministre,

Son fils alors jaloux,

Menace de s’immoler,

Se ravise,

S’immole,

Le feu prend dans le rêve,

Les cheveux,

La tête,

Le chef,

Le projet,

La direction,

Le ministère,

Et s’éteint, à reculons,

Jusqu’aux prochaines élections.

Quatorze

Dans l'ordre qui te plait,

Tu attaches avec un fil,

Un mot à une idée.

Et puis tu jettes le tout,

Dans une marmite à feu doux.

Tu reviens dans quelques siècles,

Ce que tu trouves d'intact, tu le jettes.

Ensuite, selon que tu ais appris ou pas, entre-temps, à cuisiner,

Tu mangeras seul la soupe, manque de bol, dans une assiette,

Ou elle ne sera qu'une entrée pour un grand banquet.

L'évidence

1-

L’autre fois, en rentrant de Gafsa, j’ai croisé à Tunis un collègue de Sousse. J’étais en train de distribuer un journal, “État d’urgence”. Je l’ai salué chaleureusement, il a hésité, puis m’a dit rapidement “bonjour” à voix basse, en regardant discrètement derrière moi. Je me suis retourné et j’ai vu arriver de loin un professeur de Sfax. J’ai compris que mon ami attendait son directeur de thèse et qu’il ne voulait pas se faire choper en ma douteuse compagnie. J’ai donc mis mon ami à l’aise et j’ai passé mon chemin sans me retourner.

2-

Aujourd'hui, j'ai vu, un homme, brillant, près d'un homme mat. Ils attendaient, un troisième homme, qui aurait, certainement, les yeux clairs, mais qui ne vint pas. Là-bas, dans le pays des brillants, des mats et des yeux clairs, ils s'attendent toujours tout le temps les uns les autres, et l'un des trois, souvent les yeux clairs, ne vient pas. Un autre brillant s'est joint aux deux premiers, et puis un autre mat, et puis encore un mat, et puis encore un brillant. Les six trainaient des queues sales, se frottaient les mains contre les narines, et bavaient sur leurs dents aiguisées. Les six brillaient des yeux en jetant des regards nerveux aux alentours. Il faisait chaud. L'ample costume du premier m'aurait alerté, ses manches qu'il ne retroussait pas, son cartable en simili-cuir marron avec les notes de ses étudiants, sa cigarette qui guète un briquet, ses ongles courbes et jaunes, mais j'avais la tête ailleurs. C'est finalement la géométrique qui donna l'alerte : la distance qui les séparait les uns des autres, le diamètre moyen du cercle approximatif inscrit dans le polygone formé par ces têtes chauves et luisantes, le tout rabattu en perspective, commença à se réduire, dangereusement. Dans la cour dégagée, ils étaient plus proches les uns des autres que la distance critique ou un véritable partage humain ne puisse l'admettre. Je me rendis soudain à l'évidence, c'étaient des rats.

3-

Sur le bureau d’un directeur de collège à Kasserine, soigneusement plié, le dernier numéro d’un journal culturel fait tache blanche. Vieux d’un an ou deux, un jeune enseignant l’ayant récupéré à Tunis et conservé précieusement, a cru, suite à son recrutement récent, pouvoir en faire cadeau à la maigre bibliothèque de son collège. Un jeune dynamique et motivé, certainement.

La deuxième cigarette

D’abord, tu réussis, ou quelqu’un te le dit, ça te tombe dessus un jour sans prévenir, les premiers mabrouk, les verres de jus. Tu ne les connais pas tous ces gens, et tu ne comprends pas les sourires ni pourquoi cela passe aussi vite.
Ensuite, tu te réveilles dans un louage, mieux habillé, mal assis, dévisageant le chauffeur dans le rétroviseur, cherchant à deviner s’il n’a plus aucun civisme ou s’il lui en reste assez, après avoir allumé cette cigarette, pour la jeter au cas où tu le lui demanderais gentiment. Et tu regardes cette enfant endormie à côté de toi dans les bras de sa mère muette, et le temps de maudire ignorance et pauvreté, le chauffeur expulse le mégot de la voiture, te laissant dans ta poitrine avec ta lâcheté et quelques pensées inutiles.
Enfin, tu débarques à ce colloque, tu serres la main à quelques chemises et robes blanches, tu passes un mouchoir sur tes joues pour t’assurer qu’elles n’ont pas chopé quelques maléfices cosmétiques. Et en attendant que quelqu’un dise ton nom pour t’introduire, tu découvres que ton micro n’est pas ajustable, et réalisant que tu ne pourras jamais tenir cet objet à la forme bizarre aussi gracieusement que vient de le faire la main précédente, tu te résous à lui baisser plutôt la tête, et tu passes aux aveux, lisant en sueurs ce qui n’a pas besoin d’être pertinent pour te rapprocher de ton prochain passage de grade, devant une audience qui pour apprendre comment faire ne rit même pas de tes blagues.
Chemin du retour. Le chauffeur cherche de nouveau son briquet.

Midi

Il n'était pas encore midi. Les bacs à mayonnaise étaient intacts. J'étais peut-être le premier client. J'ai passé ma commande et pris place dans la salle déserte. Assise, elle se tient bien droite dans sa robe de location. Elle maintient le sourire en prévision des photos non programmées, un sourire léger, pour éviter que les rides ne creusent des sillons irréversibles dans son fond de teint. Son smartphone, accessoire moderne nécessaire et désormais suffisant, posé sur la nappe blanche, est silencieux voire éteint. Sage, dénudé et brillant, il se fait le temps d'une soirée assorti à sa propriétaire. Quand celle-ci sentira avoir rempli cette première part du contrat, elle se lèvera pour rejoindre la mariée, ses cousines et d'autres inconnues sur la piste de danse, et d'un naturel incroyable, elle interprètera avec justesse à la fois la musique, les chaussures à talons et la coupe contraignante de la robe, sans que perle de son front une goutte de sueur. Mais avant cela, viendra ce court moment où, à quelques pas de la piste, elle abandonnera sa posture droite pour se mettre à danser. C'est le moment de la défaillance, des fois le seul de la soirée, qui n'a d'écho que celui où elle rejoint tête baissée sa table. Un moment d'hésitation, de non maîtrise, de doute, voire de honte. Elle le connaît, et elle le redoute depuis le début. Aucune leçon n'a eu pour objet cet instant précis, aucune discussion ne l'a étalé, on n'en parle jamais. Il faut remarquer que celles qui refusent de danser n'ont souvent rien contre la danse et s'y dépensent d'ailleurs ensuite volontiers, mais se laissent d'abord prier et font semblant de résister pour couvrir de fausses gestuelles la maladresse du commencement. Le grand écran affichait des pages du Coran, et une voix faisait le karaoké en chantant les versets qui passaient du noir au rouge pour revenir au noir. Le chant faisait écho dans la salle, renvoyé dans tous les sens par les posters vintage, les lampes design et le parquet en lino. Une femme de ménage tenait une télécommande et regardait de temps en temps sa montre. Au quatre-vingt-quatorzième verset d'Al-Imran, elle appuya d'abord sur "Ok", fit défiler machinalement ensuite quelques écrans avant que retentisse dans la salle une chanson de Rotana Clip. Il était Midi.

Le chat dépressif

   Quelque part, il y a ce chat géant et moche, celui que tu ne vois pas souvent mais qui te croises et qui te regarde dans les yeux en marchant, celui-là qui marmonne quelque chose en s’en allant.
   La nuit, ce chat de quartier marque à l'urine son territoire. Toutes les entrées potentielles et les lieux de passage d'un éventuel rival y passent : murs, arbres, pneus de voitures en stationnement... Le matin, tandis que murs, arbres et autres décors restent là, les voitures, elles, quittent le quartier et se dispersent le temps d'une journée dans les parking de la ville, où d'autres chats les marquent à leur tour. Tous les soirs, notre ami ne comprend pas, ses rivaux sont par dizaines, leurs marquages semblent se côtoyer sans les avoir gênés et par dessus le marché, ils sont invisibles. Commencent alors pour lui les grandes questions. Ce que la nature lui inflige est injuste. Rien dans ses gènes ne le prédispose à échouer autant. Au bord de la folie, ou de ce qui lui serait analogue pour les chats, il épuise alors de nouveau ses réserves d'urine et refait tout le travail à coup de jets nerveux... Se dépenser, voilà son unique réponse.

    D'autres, flairent sur les autoroutes une vague présence, s'y projettent souvent, et de rêve, préfèrent des fois traverser.

L'insulte éternelle, ou comment prier les mains dans les poches.

   Ce matin, après une nuit blanche, sur un coup de tête, j’ai arrêté une vidéo de Marcel Lebrun et j’ai pris l’autoroute. Une heure plus tard, je cherchais sur ma gauche, derrière des constructions nouvelles, le toit du « bloc de dessin » de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Nabeul où je travaillais jadis. Je ne l’ai vu qu’à moitié, mais je ne faisais que passer. Quelque part, entre-temps, j’avais décidé que j’allais à la plage.
   Je me suis baigné à Sidi el Mahrsi, juste en dessous du Mausolée. Un petit bout de plage comme coupé du monde. C’était l’idée, aurait dit le saint. J’ai trainé lourdement mon corps dans l’eau fraiche jusqu’à cette profondeur où la tête sort à peine de l’eau et où les orteils frôlent encore le fond. Dans cette aire, entre la marche, la nage et l’envol, j’ai tourné le dos à l’horizon et au soleil qui pointait. Face à moi s’étendait la ligne de la plage, le mausolée au milieu. Sous mes pieds, les mouvements de l’eau transparente faisaient onduler le tapis de sable fin dont je voyais encore nettement la texture. Le temps s’étirait doucement, j’ai même failli fermer les yeux. Là, j’ai attendu que me vienne une idée, un flash, une lumière... mais en sachant pertinemment que rien n’allait venir, je n’ai fait que feindre l’attente, en laissant seulement passer du temps. En gros, je l’avoue, j’ai aidé ma conviction au lieu de tout faire pour l’ébranler, têtu que je suis. Et cela n’a fait que se confirmer encore : la beauté d’un lieu n’est pas responsable de l’inspiration. Sur le chemin, en faisant un détour par Hammamet, l’argument me vint inutile et en retard : dans ce beau pays, il y aurait eu plus de poètes que de commerçants.
Je n’ai jamais su si j’aime ou pas la pièce de cinq dinars. Quelque chose cloche peut-être avec sa forme, sa taille relative ou ce qu’elle prétend valoir. Mais j’ai senti un plaisir indéniable de m’en débarrasser sur cette table, à l’accueil du Centre Culturel International de Hammamet (nomination longue que je préfère pourtant à comment sonne le Dar Sébastien), dès que je compris qu’il fallait payer pour entrer. En échange, on me dit que je pouvais, désormais, aller où je voulais. J’entendis que cela inclut de partir et je compris que mon reflex numérique qui me pendait à l’épaule couvrait à peine la perte en sérieux que me causaient réunis mon short encore mouillé et ma tong couverte de sable. L’horizon encore dans les yeux et l’eau de mer à la gorge, la vue aérienne subitement offerte par une carte des lieux, dressée un peu plus loin, me fut carrément illisible. Le point rouge, Vous êtes ici, dont j’ai vérifié l’existence par pur soucis pédagogique ne m’ajouta rien du tout mis à part que j’étais visiblement à la périphérie de ce qui avait l’air d’un grand labyrinthe. J’avais évité d’annoncer au gardien l’objet de ma visite. Je ne pouvais pas me permettre de malmener encore le nom du poète dans une formule incertaine, et de risquer en conséquence de voir par quelle finesse du geste allait-on m’indiquer le chemin. Je me suis donc aventuré sur les pistes, en cherchant des yeux ce que la nièce de l’artiste, une collègue, avait décrit comme œuvre imposante. Je m’attendais alors à voir cette œuvre immédiatement, mais rien ne vint de suite. En avançant, je plaignais cette ministre de la culture, de ne pas pouvoir venir le temps de son mandat, en tong sous ces arbres et de devoir, à chaque sortie officielle par ces temps de fausseté et d’opportunisme, supporter la compagnie d’une horde d’administratifs de tous bords, aux dents qui brillent et à la chorégraphie douteuse. Elle qui a pris, paraît-il, ce même chemin sinueux l’avant-veille, en s’efforçant au sourire du début à la fin. Un artiste ne devrait pas endurer cela.

Premier contact visuel avec l’œuvre de Sadika Keskes, Prière éternelle.

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Du magnifique golfe de Hammamet, la ligne d’horizon marie poétiquement les nuances de bleu, et décapite en passant le poète. Si vous faites entre un mètre soixante-quinze et un mètre quatre-vingt-cinq, vous allez très probablement avoir la même première impression, à quelques nuances de bleu près, selon l’heure de la journée à laquelle vous visiterez les lieux, ou votre degré de parenté avec l’artiste. Je m’adresse donc à vous, désormais aussi directement, lecteur, parce qu’à ce stade vous l’avez sans doute compris, il ne s’agit nullement ici d’un journal intime. Revenons donc à ce martyre. A la périphérie des jardins, une petite allée bordée d’arbres loge son point de fuite dans la gorge d’une statue. Ceux qui dessinent le verraient de suite, et ceux qui ne dessinent pas ressentiraient sans doute l’effet de la parole étouffée sans en saisir la cause. Installation dit-on ! Un Vous êtes ici, marqué d’un point rouge, aurait là tout son sens. Voilà où nous en sommes, semble vouloir dire la statue. Les vingt mètres séparant la piste de l’œuvre, parce qu’on devine dès que l’effet contre-jour se dissipe, que ce n’est pas seulement une statue sur un socle, ne permettent pas à la maigre silhouette, en dépit de ses deux mètres soixante-dix de dominer quoi que ce soit, surtout ainsi entourée d’aussi grands arbres. C’est là qu’on se dit : Je n’aurais pas dû lire les descriptions avant de venir. D’ailleurs, si vous n’y êtes pas allés, arrêtez tout de suite de lire ceci et faites mieux de votre temps que de permettre à cet ensemble d’impressions personnelles de vous induire en erreur. Un principe est bien simple : la taille est relative. Mais tout aussi simple : Une œuvre de grande taille n’est pas forcément une œuvre imposante, et une œuvre imposante n’est pas forcément une œuvre qui fait sens. Sinon, quel sens donner au fait de représenter dans des proportions monstrueuses le corps (ou l’âme, dit-on) d’un poète aussi humain, ou d’un poète tout court, quand on prétend lui rendre hommage ? Gigantisme quand tu nous prends ! (Oui, j’ai le droit de le dire.)
   Quand on s’engage dans l’allée, qui se trouve être moins élevée que la piste, la ligne d’horizon descend, -loin de moi de vouloir vous faire un cours de perspective, et descend avec elle le point de fuite qui se situe de plus en plus bas, enfonçant l’étouffement dans la poitrine, ensuite davantage dans le ventre, et enfin un peu plus haut que le sexe (si par chance vous faites un peu plus qu’un mètre quatre-vingt). Il faut entendre que la ligne d’horizon correspond toujours au niveau du regard et qu’une fois à côté de l’œuvre, on a la tête plus ou moins au niveau des hanches de la statue. Mais pour ne pas alourdir ce texte, je préfèrerais laisser la psychanalyse à ceux qui en maîtrisent le jargon, surtout que l’œuvre qui représente un homme a été réalisée par une femme pour la journée de la femme. Alors baissons les yeux et changeons de sujet.
   Il y a un détail technique dans la prolifération des constructions anarchiques qu’a connu le pays après 2011, qui relève du dessin mais que je déteste pourtant et qui est de redessiner l’alignement des briques sur l’enduit lisse qui est censé les cacher. Cela vient peut-être des décors ratés de films où, pour des raisons évidentes de coût, on simule sur des écorces pas chères la noblesse de la pierre d’antan, ensuite cela serait devenu une mode de décoration dépourvue de sens pour ceux qui manquent cruellement aussi bien de technique que d’idées. S’il est possible que les règles de perspective d’un certain dessin puissent échapper à la plupart des visiteurs, ce dessin-là est au contraire repérable de tous. C’est là que j’ai eu la certitude que c’était définitivement mal parti : l’œuvre est portée par une dalle de béton gris qui simule un carrelage de cette même manière.

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

    Sur la dalle en béton, un parallélépipède rappelle un mastaba. Mais qu’on me passe cela. Je sais que cette partie horizontale de l’œuvre n’a visiblement rien à voir avec le « tombeau égyptien privé de l’ancien empire », je vous laisse faire quelques clics, mais c’est la première fois que je trouve un moyen de faire usage de ce terme mastaba depuis que je l’ai appris voilà dix-huit ans à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis, -en passant, je ne prends pas le raccourcis école des beaux-arts, je le laisse aux artistes pressés de devenir internationaux et contemporains. Qu’on m’excuse alors ma frustration de ne pas pouvoir jusque-là rentabiliser cette case de ma mémoire, mastaba ! Quel bonheur d’y parvenir enfin ! A l’époque, on apprenait des choses comme si on était seuls à les connaître, sans se douter le moins du monde que le savoir allait être en si peu de temps aussi disponible et vulgarisé. Mais c’est-à-dire qu’à la vue de ce bloc, l’impression du tombeau est inévitable, et par conséquent on imagine le défunt se relever. Voilà ce qui suffit à transformer d’un coup un respectable centre culturel en un vulgaire parc d’attraction, pour ne pas dire en cimetière hanté.
  
   Mais ce n’est pas non plus un simple parallélépipède, il est composé de deux parties superposées, la première, en béton, soutient la deuxième, métallique. Un espace est prévu entre les deux parties pour placer des projecteurs. On comprend donc que cette partie de l’œuvre est conçue pour la nuit. La plaque de métal présente un texte en arabe, découpé probablement au laser, dans une typographie qui n’est pas conçue pour être découpée. Ceci revient au fait que certaines lettres de la langue arabe, comme il en existe dans d’autres langues, sont dotés d’un oeil. Ce sont les lettres qui présentent un traçage circulaire fermé : le Saad (ص), le Dhaad (ض), le Taa (ط), le Dhaa (ظ), le Fee (ف), le Qaaf (ق), le Miim (م), le Hee (هـ) et le Waaw (و). Si on ne choisit pas une typographie adaptée au découpage, ce dernier ferait tomber de la lettre son oeil que le support papier sait d’habitude garder en îlot entre les lignes d’encre. C’est ce qui se passe ici, les lettres ont les yeux crevés, elles sont aveugles. Mais au lieu d’accorder au vide une chance pour chercher quelque chose dans la profondeur, l’artiste s’est vite précipitée de doter chaque cavité d’un œil de verre qui reflète désormais l’image monotone du ciel, le verre soufflé étant sa spécialité. La statue en argile, ou en je ne sais quel type de terre, parce qu’il faut remarquer qu’aucun cartel ni panneau ne le précise, a été épargnée de cette taxidermie : l’artiste s’est contentée de lui crever les yeux.

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Le texte, il s’agit de passages des plus connus du poète, est divisé en deux parties inversement orientées sur la plaque, ce qui invite le visiteur à se mettre d’un côté et de l’autre de la longueur du rectangle pour les lire. Ceux qui portent comme moi une tong sont priés de faire attention à la marche avant d’entamer le faux carrelage, cette dernière étant oblique et mal finie, ils risquent sinon de se prendre le bord d’une plaque de tôle rouillée en pleine figure. Je n’ai évidemment rien contre la rouille ni contre risquer la peau du visiteur, on peut tout faire en art contemporain, du moment qu’on l’assume. Ceci dit, venons-en à une partie intrigante, enfin un peu d’intrigue, dirait-on. Entre les deux rangées de texte, une forme bizarre est découpée de la même manière que le corps des lettres. Elle est orientée, pour peu qu’on ait le sens de l’anatomie, comme une ombre de la statue. Il faut donc se mettre au niveau de cette dernière pour la comprendre. A première vue, les courbes générales renvoient directement au corps féminin stylisée, un Y bizarrement droit, dessine au milieu de ces courbes ce qui se laisse assimiler à l’entre-jambes, mais un grand problème persiste, qu’est-ce qui se passe au-dessus du ventre ? Et on en vient immédiatement à ce qui devient plus urgent : où est passée la tête de cette femme ? Je ne sais pas si c’est l’effet nuit blanche, l’image encore fraîche du poète décapité par une ligne d’horizon, la réminiscence d’un cours sur un roman-collages qu’un allemand a fait paraître en temps de crise économique avant que son pays ne sombre dans le nazisme, ou le souvenir récent de la fête de la femme, mais qu’il y ait là un corps féminin décapité m’est apparu pour un moment d’une grande évidence. La statue debout sur le bord du rectangle semble s’être arrachée à ce vide béant, ce qui rappelle le cimetière hanté de tout à l’heure mais qui accentue la question de la tête manquante.

 

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Aussi loin que je me souvienne, nous avons eu des chats à la maison. Leur nombre avait atteint trente-deux quand j’avais vingt ans et qu’on habitait encore un S+2 à Bellevue, à l’époque j’étais étudiant à l’ISBAT et j’en dessinais souvent, surtout après le déjeuner où le ventre plein ils faisaient la sieste. Le hasard a fait aussi que seulement la veille, ma fille de trois ans, a insisté pour voir Le royaume des chats, du studio Ghibli, où ces animaux prennent des postures humaines et où le personnage principal, une fille, doit se métamorphoser en chat pour épouser le prince des félins… Pourtant cela m’a échappé pendant de longues minutes, avant qu’à la relecture du texte le mot en arabe (قط) me mette la puce à l’oreille. Il ne me vient qu’une seule manière de le dire : Le chat est très mal dessiné... délibérément, c’est sûr, puisque l’artiste enseignait le dessin à Sfax… Et même si le dessin n’est pas son point fort, elle a sans doute les moyens de confier cette partie à un autre. Alors pourquoi le chat, qui est pourtant au masculin dans le texte, ressemble en partie à une femme ? La piste psychanalytique tente encore une percée, mais je la résorbe de nouveau. Pourquoi le chat a-t-il une tête géométrique et un corps ondulant ? Pourquoi est-il de face ? Et puis d’abord, pourquoi un chat ? Si c’est pour illustrer le chat du poème, pourquoi donc ce poème en particulier ? Analysons donc le poème !

 

   Dans le texte, le chat dit au poète « on se reverra demain » mais le poète, -je traduis et j’exerce en même temps en toute liberté mon droit à l’interprétation d’un texte poétique, répond que le lendemain n’est pas certain, avant de demander à la médecine et à dieu de ne pas le laisser seul avec le loup. (Quel loup ?) Le poète dit que le chat l’accompagne depuis un an dans un ascenseur, ne parle-t-il pas là de la maladie, qui l’accompagne au quotidien, qui se fait rappeler dans chaque moment de solitude et qui évoluant de jour en jour se transforme comme de chat en loup, avant de le dévorer ? Et que fait l’artiste ? N’a-t-elle pas trouvé dans l’œuvre du poète, pour lui rendre hommage, moins sombre qu’un fragment redoutant la mort ? Et en ayant quand-même fait ce choix, quelle posture atroce a-t-elle infligée au poète en le condamnant à se tenir debout, les yeux crevés et les mains collés au corps, devant sa propre mort ? L’artiste a-t-elle une interprétation plus appropriée à l’hommage qu’elle prétend vouloir faire au poète ? Comment ne pas voir partout la mort dans cette œuvre ? Comment ne pas relier le texte aux lettres aveugles, aux yeux crevés, à la pierre tombale ? Comment ignorer l’idée d’un enfer lorsqu’on voit jaillir des fentes calligraphiées de la lave en verre ? Est-ce mon esprit tordu ou ceci est négativement très harmonieux ? Mais qu’on ne saute pas de joie, ça n’est pas là le genre de questions qui permettent de dire que l’œuvre est intéressante parce qu’elle nous fait poser des questions !

 

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail). Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Tout le texte est en arabe, sauf la signature de l’artiste par son prénom (qui est aussi en passant le logo de sa fabrique de verre soufflé). Mais où est-elle placée ? La première partie du texte, orientée vers l’entrée des visiteurs, reprend des vers où le poète fait l’éloge des femmes de son pays, ensuite d’autres vers encore plus connus ont pour thème l’amour du pays. Entre les deux parties, à la même taille, et subissant le même traitement des lettres aveugles découpées au laser et de l’œil de verre, s’incruste la signature de l’artiste, évidente au point qu’un ignorant du texte, un visiteur “ثقفوت” (terme emprunté à une terminologie salafiste, signifiant dans ce contexte quelqu’un qui n’a pas eu de cours sur l’art contemporain donc un sous-homme !), l’attribuerait volontiers à l’artiste. Là, j’ai entendu l’artiste me crier de loin : Le verre c’est moi, m’avez-vous reconnue ? c’est ma signature ! Je suis la marque et je suis l’artiste : une hallucination bien évidemment, ou un peu d’eau dans les oreilles... (ça aussi, j’ai le droit.)

 

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

Attention, deuxième signature : celle-ci est gravée à même la matière, juste au-dessus de la ceinture, dans le dos de la statue, la même. J’en déduis que l’artiste conçoit son travail en deux parties, l’une en verre soufflé plus assumée que l’autre sculptée d’argile, car tandis qu’elle s’est donnée beaucoup de mal à fignoler la première en l’élevant au rang du texte du poète, la deuxième est petite, discrète et au dos. Un dos où elle laisse volontiers apparaître plus haut une grande partie métallique de la structure qui rouille déjà. Il est clair que le dos est négligé. La négligence de la finition atteint d’autres parties de l’œuvre : des lettres qui fusionnent sous l’effet du découpage ou de la manipulation, les pieds de la statue qui peinent à coller au métal, tout est permis en art contemporain, dirait-on encore.

 

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Le panneau à lire, dressé à côté de l’œuvre, s’il n’en fait pas partie, indique en trois langues qu’il s’agit d’une prière éternelle. Fermons l’œil en passant sur ce lapsus orthographique, là je n’y peux rien, où par l’omission d’un « à » l’artiste hérite du nom de famille du poète, faisant glisser ses origines sur la carte de Sfax à Sidi Bouzid. Ne faisons pas attention non plus à une erreur de traduction, est-ce encore délibéré ? où « prière éternelle » devient en anglais « une prière éternelle »… et recentrons-nous sur l’essentiel (manière de dire ce qui suit, la forme étant essentielle) : Qui est-ce qui prie ici ? Le poète sur son tapis de prière ? et les mains dans les poches ?! et pour ne pas mourir ?! L’artiste pour le poète ?! ou nous tous pour la culture de ce pays ? J’aurais aimé trouver autre chose, j’ai examiné les câbles électriques qui passent çà et là, les plantes grasses autour de l’œuvre, les alentours. Rien. En quittant, j’ai dû tourner le dos au poète. Un peu plus loin, j’ai repéré une sculpture offerte à la Tunisie par le Chili, à l’occasion de la fête de le femme, quelques années plus tôt, je n’ai pas osé l’approcher, elle était petite et pourtant imposante, mais j’ai deviné de loin la plaque discrète portant le nom du sculpteur et j’ai repris la ballade. Ce centre est particulièrement bien entretenu. Ce qu’il fait bon sous ces arbres !
   Je suis rentré à Ez-Zahra. Je me rappelle le premier soir dans ce quartier, où au moment de sortir les poubelles je cherchais mes sacs à la main les bennes à ordures. Un vieil homme sans dire un mot me les avait montrées du doigt, elles étaient à ma portée de vue, mais je les cherchais trop près. En y arrivant, un groupe de jeunes finissaient de dégager la rue d’un tas d’ordures qui a dû échapper au camion pressé de la municipalité, et reprenait sa route vers le centre-ville, je n’avais jamais vu cela auparavant. Quand dans un quartier, on découvre un tas d’ordures en pleine rue, et que les habitants par civisme s’appliquent au nettoyage, ce n’est pas que le peuple s’intéresse tant à la poubelle. De même, beaucoup de critique ne veut pas dire beaucoup d’intérêt. Je ne compare pas cette œuvre à un tas d’ordures, et combien-même je le ferais, après Schwitters et Manzoni ça pourrait même être flatteur. L’argument que l’art contemporain permet tout ce qui dérange, ne tient pas lorsque l’artiste revendique exactement le contraire de ce qui dérange. L’intention de l’œuvre est clairement formulée : rendre hommage au poète. L’œuvre pourtant l’insulte et insulte tous ceux qui ont un jour aimé le pays, la poésie, la femme et les chats. La liste des mots clés qu’on retrouverait dans une description basique du projet de cette œuvre serait la suivante : portrait sculpté du poète, extraits de poèmes, grandes dimensions, installation, calligraphie, laser, verre soufflé, lumière, jardin… autant d’ingrédients pour rendre un projet théoriquement prometteur aux yeux de ceux qui ne croient pas en l’économie des moyens, mais aucune cuisine ne semble avoir été maîtrisée ne serait-ce que pour rester dans le thème de la commande. Je veux bien lire une analyse qui dit le contraire, et qui ne se “cash” pas derrière l’expression personnelle, la liberté d’expression et le chèque en blanc de l’art contemporain.
   Il faut répondre honnêtement à cette question : pour rendre hommage au poète, est-ce que le centre, ou le ministère, aurait acheté cette œuvre, au prix qu’il a dépensé pour sa réalisation, si elle était exposée dans une galerie ? Pour ma part, je crois bien que non. Et maintenant, est-ce qu’il doit l’enlever ? Non plus ! Et non pas parce que ce qui est fait est fait, ni pour légitimer des dépenses qui auraient mieux profité à la ville, et non plus parce qu’il faut respecter les formules de défense citées plus haut (liberté d’expression, etc), mais seulement parce qu’elle participe maintenant qu’elle est là, et plus par son ratage évident que par sa prétendue excellence, à maintenir ouverte sous nos cieux la porte de la critique face à tout art qui se dit contemporain. Et en matière de critique, que tout le monde s’y mette ! Se tromper, dire des bêtises, y aller en short après la plage, aura toujours de moins graves conséquences que de léguer la tâche au spécialistes autoproclamés du domaine. Sinon, la seule critique qu’on verra sera celle qui pourra s’acheter et se vendre dans un commerce de relations qui ne profitera qu’à la médiocrité.
   Tunisiens ! cultivez vos terres avec amour avant qu’il n’en revienne à d’autres de les exploiter, et aimez-le donc ce pays, comme personne ne l’aime.
Oussema Troudi, Ez-Zahra, 19 Août 2016.

Le nouvel arrivage

Septembre 1998, premier jour à l'Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis.
Un arrivage de spécimens, ayant l'air de bien avoir étudié le look bozariste, emplit la cour.

   On trouve alors ceux qui ont les moyens et qui se font bien distinguer avec des Coq Sportif des Ralf Lauren voire même des Swarovski et des Louis Vuitton. On les voit en train de se faire intégrer dans le monde des fous, des touchés par la grâce de la rébellion. Ils sont généralement minces et grands de taille, rigolent de tout et s'accaparent les remarques les plus débiles et les moins drôles.

   Après, il y a les bohémiens de look. Ceux-là sont aussi faux que les premiers, mais ils entretiennent grâce à la fripe un semblant de nonchalance qui les rend “sympas”. Ils se prennent pour les propriétaires des lieux et tombent rapidement dans les filets d'une apparence dangereusement ringarde.

   Ensuite on trouve les pseudo gothiques qui ne sont souvent pas aussi étonnants que leurs piercings et leurs tatouages. Ces derniers comblent de regards sombres leurs lacunes en "hard" culture, ils ont la marche fléchie et sentent le tabac roulé.

   Finalement, il y a les victimes de la centralisation universitaire et culturelle qui atterrissent à la capitale avec toute l'ambition et la bêtise d'adopter ses tendances et de s'identifier à son facile artifice. Ces personnes affectionnent les tissus imprimés et peuvent être d'une grande agressivité vestimentaire.

 

   Mon premier jour, il y a vingt ans, ni riche, ni bohémien, ni gothique et le quartier de Sidi Abdesselem m'étant familier, je jouissais du relatif confort d'appartenir à un groupe de spécimens qui, pour diverses raisons, et quoique plus nombreux, étaient moins remarquables, un groupe à qui personne ne se donne la peine d'attribuer un nom et dont les membres, par peur de disparaître, finissent par porter à contre-cœur l'adjectif faussement salutaire de "normaux". Au premier jours, nous nous reconnaissons seulement entre-nous, transpirant, recomptant photos, timbres et enveloppes toutes les minutes, bizarrement rassurés par la file d'attente, cédant même quelques places pour rallonger un cordon ombilical qui menace de se rompre. Nous nous reconnaissons aussi, quand livrés à nous-mêmes, officiellement inscrits à la fac mais pas plus adultes, nous passons au travers de ce qui devient une scène, presque inaperçus de tous, mais surtout carrément invisibles de ceux, qui, les mains dans les poches, reconnaissables à leurs lunettes de soleil, leurs sourires cyniques et leurs sens en érection, se départagent à qui commente le premier, les pièces de ce qu'ils appellent "el bala ejdida" : un nouvel arrivage qu'ils traitent de fripe, les personnes étant à leurs yeux toutes des "deuxième main", tant par classements hâtifs ils manquent l'originalité de chacune d'entre-elles. Cette sixième catégorie, faite d'anciens, à peine moins boutonneux, est la plus pathétique de toutes, et nous “les normaux”, à leur insu, les regardons, d'abord peureux, étonnés, ensuite avec dégoût, puis carrément de travers. Et ne les connaissant pas plus que ça, nous prions tous les dieux que parmi eux il n'y ait pas de profs.

Performance

   Par une après-midi ramadanesque, Dans un Monoprix de Nabeul, Au rayon des livres, Je tombe sur Le Robert des noms propres, D'Amélie Nothomb, Je décide de le lire, Jusqu'à ce qu'interdiction s'en suive, Performance sans témoins, Sinon un ami seul, Par sms joint, Deux fois, à quelque trois heures d'écart, Au début et à la fin, Personne n'intervient, Art ou non-art ? Je reste sur ma faim, ou celle de l'héroïne, Et sur nos douleurs aux genoux, J'achète du fromage et du pain, Pas de vin, mais déjà ivre, Rupture du jeûne à la française, Celle du livre, Que je paye en sortant.

Une meute de loups

   Les artistes qui se mettent en groupe ont toujours quelque chose en commun. Plus cette chose est personnelle, plus le groupe ressemble à une meute de loups, où chaque membre connait son rang, défend les autres, veille au respect du territoire... Au fait, ce territoire est précis et vital, dessiné à l'urine, il permet de se nourrir sans parcourir de grandes distances ou avoir à se battre avec d'autres meutes. Si une autre meute s’installe trop près, le marquage devient alors de plus en plus fréquent. Véritable cellule sociale, cette meute est constituée entre-autres d'un couple Alpha, d'un mâle Bêta, de subalternes, d'un loup Oméga et des fois de loups solitaires. Le couple Alpha est le dominant, il prend les décisions pour la meute et dessine le territoire. Le mâle Bêta, s'incline devant le mâle Alpha mais se tient prêt à le remplacer s'il meurt ou perd son rang. Les Subalternes aident à trouver la nourriture et à élever les louveteaux. Le loup Oméga est celui sur qui converge toute l'agressivité de la meute, une sorte de bouc émissaire, il est des fois banni de la meute. Le loup solitaire se met à l'écart du groupe tout en continuant à communiquer avec eux par dépôts d'excréments, urines, hurlements... le plus souvent il choisit l'isolement suite à la perte inconsolable de sa compagne. Peut-on vraiment parler d'art dans ces conditions ?

Un litre et demi

Combustibles

«Le 17 décembre 2010, on lui confisque encore une fois son outil de travail (une charrette et une balance). Essayant de plaider sa cause et d’obtenir une autorisation et la restitution de son stock auprès de la municipalité et du gouvernorat, il s’y fait insulter et chasser. Une auxiliaire municipale le gifle et lui crache dessus. (…) Humilié publiquement, désespéré, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat. Il est transporté à l’hôpital local, puis à Sfax, et enfin au Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, près de Tunis. (…) Le décès de Mohamed Bouazizi est annoncé le 4 janvier 2011 à Ben Arous où il était hospitalisé.»

(Wikipédia)


   Leila Bouazizi, la petite soeur, avait perçu les choses un peu différemment. Lors d’une interview, plusieurs jours après le triste incident, en racontant pour la énième fois l’histoire, elle révéla un détail comme seules les personnes profondément traumatisées peuvent en retenir :
« Un litre et demi, dit-elle.»
   Ce fut le volume d’essence utilisé par son frère pour son acte d’immolation. D’après elle, il a dû se déplacer pour l’acheter, avant de revenir au siège du gouvernorat.
   Un litre et demi ! Qu’est-ce qui fait qu’on retienne un détail pareil ? Par quelle nécessité le fait-on parvenir à la petite soeur ? Pourquoi est-ce précisément un litre et demi ? Quelqu’un saurait-il au préalable quelle quantité d’essence brûlerait en entier un homme ? Au bord du suicide, serait-on capable d’une pareille économie ? Mohamed a fait pourtant cette course, calmement à priori, le vendeur n’a dû rien deviner, sinon il ne lui aurait rien vendu… ou l’aurait-il fait ? Quelles répliques auraient-ils échangées ? Cela a dû être court… Mohamed aurait demandé un litre et demi d’essence, le vendeur en aurait rempli trois fois un ustensile d’un demi litre de capacité, pour le verser ensuite au travers d’un entonnoir dans un autre récipient… ou ce fut plus court encore, Mohamed lui aurait donné à remplir une bouteille en plastique dont on connaît la capacité, une bouteille d’eau vide d’un litre et demi, comme on en trouve partout… Il a dû la ramasser sur la route… L’aurait-il trouvée sur son chemin ? L’aurait-il achetée sinon, puis vidée ? L’aurait-il bue ? Aspergeait-il d’eau son étalage de fruits et légumes, pour les maintenir au frais, de cette même bouteille avant qu’on lui confisque sa charrette ?
   Tout compte fait, il y aurait plutôt de faibles chances pour que Bouazizi ait pensé jusqu’au volume d’essence qu’il allait utiliser pour son immolation, pourtant la sacralité de son geste s’est étendue à tous les détails qui l’accompagnaient, les chargeant symboliquement, si bien qu’il devint difficile pour ceux qui avaient la lourde tâche de relater les faits d’en omettre les plus insignifiants… C’est ainsi qu’un litre et demi d’essence peut être perçu différemment, qu’un étranger demande d’acheter très cher une charrette de légumes, qu’on retient à jamais une date comme le 17 Décembre, ou qu’une place à Paris se voit octroyer le nom d’un marchant ambulant de Sidi Bouzid.

Dessein de vie

   A Paris, quinze ans plus tôt, abattu par la maladie, quelqu’un avait laissé ses chaussures, paraît-il, près de la fenêtre, avant de faire le grand saut. C’était Gilles Deleuze. Ce fut, sur un autre plan, un dernier acte de résistance et un acte tout aussi libérateur. L’immolation par le feu de Bouazizi comme la défenestration de Deleuze, indépendamment de la différence des contextes, ne laissent pas indifférente la nature humaine, car l’homme, qui aspire naturellement à la vie, est par nature libre. Et ce sont là des exemples de circonstances où entrent en conflit sa liberté et sa vie et où il doit à défaut de pouvoir les concilier, en élire une. Ici, l’un comme l’autre, ils ont choisi la liberté.
« Lorsqu’un peuple veut la vie, force est au destin de répondre ».
   Il y aurait peut-être d’autres traductions de ce vers bien connu de Chebbi, sinon de meilleures ; celle-ci, couramment utilisée de nos jours, témoigne d’une acception particulière qui frappe par la place centrale qu’elle donne à la « force », celle, sans doute, dont a besoin une révolte populaire pour mettre à bas en si peu de temps un régime aussi tyrannique.
Chebbi disait dans un autre poème moins connu ce qu’on pourrait traduire par ceci :

« Le peuple ne peut se lever que lorsqu’il est soulevé par le dessein de la vie, si jamais elle se réveille en lui. »

   Comment des hommes libres continuent à accepter de vivre sous la tyrannie ! Par cette exclamation, l’acte de Bouazizi a réveillé en nous, humains, une liberté par nature, qui s’est voulu dessein de la vie et qui n’a nul besoin de «forcer le destin», puisque celui-ci est ‘’de nouveau ’’ entre les mains de ceux qui se veulent désormais pleinement citoyens. Les tunisiens n’ont-ils pas prouvé depuis, qu’ils sont aussi citoyens par nature ? Et n’ont-ils jamais été aussi fiers d’être tunisiens ?

Artiste donc citoyen

   Le destin des artistes est bien différent et il reste différent en temps de révolte, parce que la leur prend une autre forme et a un autre goût : leur destin est de résister. Il n’y a pas d’art sans résistance, il n’y a pas non plus de révolution sans art. Quand la révolte populaire se dresse contre la tyrannie, elle se situe à l’extérieur de son système de règles établies et rompt donc totalement avec ce dernier, elle est brève, impatiente de cueillir ses propres fruits, et sa force fait souvent qu’elle réussit. La révolte des artistes est résistance. Elle s’oppose à ce même système de règles établies bien avant que sa tyrannie ne devienne insupportable, ou l’est-elle déjà pour les artistes. Elle ne se situe pas à l’extérieur du système et continue à rendre possible et valable un échange avec lui, en proposant sans cesse de nouvelles formes, d’échange entre autres. La résistance est faite pour durer aussi longtemps que peut durer ce à quoi elle s’oppose, elle est patiente, elle sait qu’elle n’est « rentable » qu’à long terme et l’accepte.
   Si la révolte des artistes a une autre forme, c’est que la forme est leur domaine. Ils sont « plasticiens », qu’ils soient poètes, musiciens, danseurs… A quoi donc résisteraient-ils sinon qu’à d’autres formes qu’ils jugent aliénantes, porteuses d’oppression donc aussi de tyrannie. Qu’on les comprenne lorsqu’en temps de ‘’révolution’’ ils osent porter un œil attentif, donc critique, aux différentes formes même de révoltes.
Les artistes ne sont évidemment pas les seuls qui résistent, comme tous ceux qui adoptent cette forme de révolte ne sont des artistes.
Le dernier acte de résistance de Bouazizi serait-il pour Deleuze artistique ? L’art ne consiste-t-il pas, selon lui, à libérer la vie que l’homme a emprisonnée, l’artiste n’est-il pas celui qui libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle ?
Venons-en donc au goût, celui de la fierté.
   Ce n’est que par une paradoxale amertume qu’un artiste peut vivre les plus grands moments dits de liberté et suite aux plus grands évènements ‘’libérateurs’’ de cette révolte. Où cacherait-il, dans ces moments glorieux où l’on est plus que jamais fier d’être tunisien, sa honte d’être un homme ? La honte que « des hommes » aient pu commettre de pareilles horreurs… Une honte doublée depuis la mort de Bouazizi par celle d’avoir survécu, et triplée après le 14 par celle d’avoir « pactisé assez pour survivre »… mettrait-il de côté l’habit de l’artiste, pour se fondre momentanément parmi les fiers et les ‘’nouveaux citoyens’’ ?
   Deleuze ajoute que si on n’éprouve pas cette honte, il n’y a pas de raison de faire de l’art. Aurait-il complètement tort ? Ou les tunisiens seraient-ils en train de réaliser une utopie où l’on peut se passer d’art, ne serait-ce que pour un moment ?

 


Oussema Troudi

Montfleury, 09 Avril 2011

Tunis - Sousse Express, poèmes courts.

éveil

silence

haïku

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une fenêtre s'ouvre

l'arbre de la ville

cherche le soleil

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ciel nuageux

les ombres se cachent

de nouveau dans les corps

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le temps passe

toujours en colère

d'être tant gaspillé

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sur chaque toit blanchi

une parabole blanche

rouille sous la pluie

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cellules ambulantes

- citoyens coupables -

et centre-ville à perpétuité

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au carrefour giratoire

autour de l'olivier

un tracteur hésite

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les terres du Sahel

se parent de cactus

se mesurent en oliviers   

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train de nuit

de parfaits inconnus

pourtant s'ignorent

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train de nuit

les inconnus dansent ensemble 

en dormant 

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gare de Sousse

la vie continue

moi je descends

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Quarante-huit heures au Sahel, poèmes courts.

Une armée d'oliviers

Escorte la route,

Terre du Sahel.

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Les barbelés enguirlandent la colline,

La lumière cristalline,

et les robes de mariées.

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Sur les plages perdues,

Des phares perdus,

Les pêcheurs les éclairent.

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Vagues d'algues tièdes,

Creusent à la recherche

De mes orteils perdus.

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A l'ombre de la grotte,

Le chapeau de paille flotte,

Grand-mère fait de l'apnée.

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Inter-wagons, on fume,

Doucereuse amertume,

Le blanc de l'écume,

Le cliquetis des galets.

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La pierre

La pierre jetée de loin

Ricocha trois fois sur l'eau,
Le rêve en fit un pont.

 

Une étoile de mer témoin

Regarda sans rien dire

La pierre toucher le fond.

Censure

Dans une ville donnée,

Dans un quartier chic,

Dans un supermarché beige,

Dans un rayon mal fréquenté,

Sur une étagère oblique,

Quelqu'un a posé une bille métallique,

Qui avait quitté par accident la poche d'un enfant.

 

La bille reflétait,

Sans cesse et sans bouger,

Un nuage exotique sur un ciel chromé.

 

Le rayon est fermé.

Sur le pouce

Dans ta marmite,

Je mis de ma morale,
Et une fois cuite,
Je nous servis
Dans tes assiettes ovales.

Toilette

Par un matin d'été, un petit coquillage tout beau,

dans une assiette en verre, près d'un lavabo,
se mit à se rappeler le portrait du mollusque bleu qui jadis l'habitait.

 

Il a beau fermer les yeux, serrer sur les paupières,
un coquillage n'a pas d'yeux,
son âme, courant d'eau ou courant d'air,
acouphène dans la grande oreille qu’il est,
le parfum exotique de son voisin le savon, ne frôle pas ses narines, car il n'en a pas non plus,

mais le fait rêver.

 

Le soir même,

le savon se salit et se lava plusieurs fois,

avant que le coquillage ne fonde en trois.