Ils sont nombreux, mais ils ont cela de particulier qu’ils se ressemblent au point qu’il suffirait d’en décrire un. Ils ne se ressemblent pas seulement beaucoup, mais surtout de la même manière, la ressemblance aux autres étant un trait même du caractère de chacun. Je vais donc t’en décrire un.
Son nom n’a pas d’importance et en dépit des efforts de permanence, il n’en aura jamais. De loin, il se fond dans la masse des gens ou des choses. Immobile, tu ne le verrais presque pas, mais dès qu’il bouge, tu le repères immédiatement. Il assortit sa mode à l’affiche du moment. La démarche flottante, il aimerait passer pour un rêveur, alors il se pare de nuages et de bleu ciel, mais sous son air peu trompeur, il coule en lui-même, en permanence, comme une pierre dans un lac sans fond.
De près, en retenant ta respiration, tu vois briller ses yeux d’un reflet étrange, celui de tout ce qu’il n’a pas, une lumière qui s’affaiblit continuellement et que chaque clignement de paupières ravive un peu de nouveau. Entre deux sourires complaisants, il prend la posture d’écouter mais n’écoute pas, et s’il parle, il dit ce qui fait généralement plaisir. Il ne parle jamais sans rien dire d’utile, mais ne dit rien d’utile qu’on ne sache déjà, ou qu’un smartphone connecté ne puisse proposer automatiquement. Ses mains se touchent rarement, et quand cela arrive par inadvertance, il sursaute, comme surpris dans le noir par un contact étranger. Il préfère ainsi en garder une en permanence dans son sac ou sa poche, ou l’occupe, quand cela devient suspect, par un gobelet ou une cigarette, mais en général, il boit ou fume avec une maladresse telle qu’on croirait que la chose est portée à sa bouche par la main de quelqu’un d’autre.
De plus près encore, il disparaît de nouveau, comme disparaitrait un inconnu qu’on frôle dans un marché - tu verras qu’ils ne tiennent pas la proximité. Il s’en va donc. Tu le vois partir et cela ressemble étrangement à quand il vient. Il te laisse avec le sentiment d’avoir perdu ton temps, alors que tu respires de nouveau. Inutile de te dire ce que cela signifie si, par malheur, il lui plairait de rester.
Quand l’un de ceux-là part, mieux vaut donc ne pas regarder.
Dans un petit pays,
Dans un ministère marginalisé,
Dans une direction sans importance,
Dans une bureaucratie corrompue,
Dans la tête d’un malade mental,
A la tête d’un projet foireux,
Dans un vieux rêve oublié et quelques cheveux,
Cent poux,
Fiers comme des hommes,
Comptent élire un gourou,
Huit parmi eux font la résistance,
Et seulement deux résistent vraiment,
Mais aucun des deux n’a raison,
Ni des huit,
Ni des cent,
On assassine un opposant,
Sa femme porte plainte,
Se fait nommer ministre,
Son fils alors jaloux,
Menace de s’immoler,
Se ravise,
S’immole,
Le feu prend dans le rêve,
Les cheveux,
La tête,
Le chef,
Le projet,
La direction,
Le ministère,
Et s’éteint, à reculons,
Jusqu’aux prochaines élections.
Dans l'ordre qui te plait,
Tu attaches avec un fil,
Un mot à une idée.
Et puis tu jettes le tout,
Dans une marmite à feu doux.
Tu reviens dans quelques siècles,
Ce que tu trouves d'intact, tu le jettes.
Ensuite, selon que tu ais appris ou pas, entre-temps, à cuisiner,
Tu mangeras seul la soupe, manque de bol, dans une assiette,
Ou elle ne sera qu'une entrée pour un grand banquet.
1-
L’autre fois, en rentrant de Gafsa, j’ai croisé à Tunis un collègue de Sousse. J’étais en train de distribuer un journal, “État d’urgence”. Je l’ai salué chaleureusement, il a hésité, puis m’a dit rapidement “bonjour” à voix basse, en regardant discrètement derrière moi. Je me suis retourné et j’ai vu arriver de loin un professeur de Sfax. J’ai compris que mon ami attendait son directeur de thèse et qu’il ne voulait pas se faire choper en ma douteuse compagnie. J’ai donc mis mon ami à l’aise et j’ai passé mon chemin sans me retourner.
2-
Aujourd'hui, j'ai vu, un homme, brillant, près d'un homme mat. Ils attendaient, un troisième homme, qui aurait, certainement, les yeux clairs, mais qui ne vint pas. Là-bas, dans le pays des brillants, des mats et des yeux clairs, ils s'attendent toujours tout le temps les uns les autres, et l'un des trois, souvent les yeux clairs, ne vient pas. Un autre brillant s'est joint aux deux premiers, et puis un autre mat, et puis encore un mat, et puis encore un brillant. Les six trainaient des queues sales, se frottaient les mains contre les narines, et bavaient sur leurs dents aiguisées. Les six brillaient des yeux en jetant des regards nerveux aux alentours. Il faisait chaud. L'ample costume du premier m'aurait alerté, ses manches qu'il ne retroussait pas, son cartable en simili-cuir marron avec les notes de ses étudiants, sa cigarette qui guète un briquet, ses ongles courbes et jaunes, mais j'avais la tête ailleurs. C'est finalement la géométrique qui donna l'alerte : la distance qui les séparait les uns des autres, le diamètre moyen du cercle approximatif inscrit dans le polygone formé par ces têtes chauves et luisantes, le tout rabattu en perspective, commença à se réduire, dangereusement. Dans la cour dégagée, ils étaient plus proches les uns des autres que la distance critique ou un véritable partage humain ne puisse l'admettre. Je me rendis soudain à l'évidence, c'étaient des rats.
3-
Sur le bureau d’un directeur de collège à Kasserine, soigneusement plié, le dernier numéro d’un journal culturel fait tache blanche. Vieux d’un an ou deux, un jeune enseignant l’ayant récupéré à Tunis et conservé précieusement, a cru, suite à son recrutement récent, pouvoir en faire cadeau à la maigre bibliothèque de son collège. Un jeune dynamique et motivé, certainement.
Il n'était pas encore midi. Les bacs à mayonnaise étaient intacts. J'étais peut-être le premier client. J'ai passé ma commande et pris place dans la salle déserte. Assise, elle se tient bien droite dans sa robe de location. Elle maintient le sourire en prévision des photos non programmées, un sourire léger, pour éviter que les rides ne creusent des sillons irréversibles dans son fond de teint. Son smartphone, accessoire moderne nécessaire et désormais suffisant, posé sur la nappe blanche, est silencieux voire éteint. Sage, dénudé et brillant, il se fait le temps d'une soirée assorti à sa propriétaire. Quand celle-ci sentira avoir rempli cette première part du contrat, elle se lèvera pour rejoindre la mariée, ses cousines et d'autres inconnues sur la piste de danse, et d'un naturel incroyable, elle interprètera avec justesse à la fois la musique, les chaussures à talons et la coupe contraignante de la robe, sans que perle de son front une goutte de sueur. Mais avant cela, viendra ce court moment où, à quelques pas de la piste, elle abandonnera sa posture droite pour se mettre à danser. C'est le moment de la défaillance, des fois le seul de la soirée, qui n'a d'écho que celui où elle rejoint tête baissée sa table. Un moment d'hésitation, de non maîtrise, de doute, voire de honte. Elle le connaît, et elle le redoute depuis le début. Aucune leçon n'a eu pour objet cet instant précis, aucune discussion ne l'a étalé, on n'en parle jamais. Il faut remarquer que celles qui refusent de danser n'ont souvent rien contre la danse et s'y dépensent d'ailleurs ensuite volontiers, mais se laissent d'abord prier et font semblant de résister pour couvrir de fausses gestuelles la maladresse du commencement. Le grand écran affichait des pages du Coran, et une voix faisait le karaoké en chantant les versets qui passaient du noir au rouge pour revenir au noir. Le chant faisait écho dans la salle, renvoyé dans tous les sens par les posters vintage, les lampes design et le parquet en lino. Une femme de ménage tenait une télécommande et regardait de temps en temps sa montre. Au quatre-vingt-quatorzième verset d'Al-Imran, elle appuya d'abord sur "Ok", fit défiler machinalement ensuite quelques écrans avant que retentisse dans la salle une chanson de Rotana Clip. Il était Midi.
Quelque part, il y a ce chat géant et moche, celui que tu ne vois pas souvent mais qui te croises et qui te regarde dans les
yeux en marchant, celui-là qui marmonne quelque chose en s’en allant.
La nuit, ce chat de quartier marque à l'urine son territoire. Toutes les entrées potentielles et les lieux de passage d'un éventuel rival y passent : murs, arbres, pneus de voitures
en stationnement... Le matin, tandis que murs, arbres et autres décors restent là, les voitures, elles, quittent le quartier et se dispersent le temps d'une journée dans les parking de la ville,
où d'autres chats les marquent à leur tour. Tous les soirs, notre ami ne comprend pas, ses rivaux sont par dizaines, leurs marquages semblent se côtoyer sans les avoir gênés et par dessus le
marché, ils sont invisibles. Commencent alors pour lui les grandes questions. Ce que la nature lui inflige est injuste. Rien dans ses gènes ne le prédispose à échouer autant. Au bord de la folie,
ou de ce qui lui serait analogue pour les chats, il épuise alors de nouveau ses réserves d'urine et refait tout le travail à coup de jets nerveux... Se dépenser, voilà son unique
réponse.
D'autres, flairent sur les autoroutes une vague présence, s'y projettent souvent, et de rêve, préfèrent des fois traverser.
Premier contact visuel avec l’œuvre de Sadika Keskes, Prière éternelle.
Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.
Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).
Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.
Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).
Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.
Le texte, il s’agit de passages des plus connus du poète, est divisé en deux parties inversement orientées sur la plaque, ce qui invite le visiteur à se mettre d’un côté et de l’autre de la longueur du rectangle pour les lire. Ceux qui portent comme moi une tong sont priés de faire attention à la marche avant d’entamer le faux carrelage, cette dernière étant oblique et mal finie, ils risquent sinon de se prendre le bord d’une plaque de tôle rouillée en pleine figure. Je n’ai évidemment rien contre la rouille ni contre risquer la peau du visiteur, on peut tout faire en art contemporain, du moment qu’on l’assume. Ceci dit, venons-en à une partie intrigante, enfin un peu d’intrigue, dirait-on. Entre les deux rangées de texte, une forme bizarre est découpée de la même manière que le corps des lettres. Elle est orientée, pour peu qu’on ait le sens de l’anatomie, comme une ombre de la statue. Il faut donc se mettre au niveau de cette dernière pour la comprendre. A première vue, les courbes générales renvoient directement au corps féminin stylisée, un Y bizarrement droit, dessine au milieu de ces courbes ce qui se laisse assimiler à l’entre-jambes, mais un grand problème persiste, qu’est-ce qui se passe au-dessus du ventre ? Et on en vient immédiatement à ce qui devient plus urgent : où est passée la tête de cette femme ? Je ne sais pas si c’est l’effet nuit blanche, l’image encore fraîche du poète décapité par une ligne d’horizon, la réminiscence d’un cours sur un roman-collages qu’un allemand a fait paraître en temps de crise économique avant que son pays ne sombre dans le nazisme, ou le souvenir récent de la fête de la femme, mais qu’il y ait là un corps féminin décapité m’est apparu pour un moment d’une grande évidence. La statue debout sur le bord du rectangle semble s’être arrachée à ce vide béant, ce qui rappelle le cimetière hanté de tout à l’heure mais qui accentue la question de la tête manquante.
Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).
Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.
Aussi loin que je me souvienne, nous avons eu des chats à la maison. Leur nombre avait atteint trente-deux quand j’avais vingt ans et qu’on habitait encore un S+2 à Bellevue, à l’époque j’étais étudiant à l’ISBAT et j’en dessinais souvent, surtout après le déjeuner où le ventre plein ils faisaient la sieste. Le hasard a fait aussi que seulement la veille, ma fille de trois ans, a insisté pour voir Le royaume des chats, du studio Ghibli, où ces animaux prennent des postures humaines et où le personnage principal, une fille, doit se métamorphoser en chat pour épouser le prince des félins… Pourtant cela m’a échappé pendant de longues minutes, avant qu’à la relecture du texte le mot en arabe (قط) me mette la puce à l’oreille. Il ne me vient qu’une seule manière de le dire : Le chat est très mal dessiné... délibérément, c’est sûr, puisque l’artiste enseignait le dessin à Sfax… Et même si le dessin n’est pas son point fort, elle a sans doute les moyens de confier cette partie à un autre. Alors pourquoi le chat, qui est pourtant au masculin dans le texte, ressemble en partie à une femme ? La piste psychanalytique tente encore une percée, mais je la résorbe de nouveau. Pourquoi le chat a-t-il une tête géométrique et un corps ondulant ? Pourquoi est-il de face ? Et puis d’abord, pourquoi un chat ? Si c’est pour illustrer le chat du poème, pourquoi donc ce poème en particulier ? Analysons donc le poème !
Dans le texte, le chat dit au poète « on se reverra demain » mais le poète, -je traduis et j’exerce en même temps en toute liberté mon droit à l’interprétation d’un texte poétique, répond que le lendemain n’est pas certain, avant de demander à la médecine et à dieu de ne pas le laisser seul avec le loup. (Quel loup ?) Le poète dit que le chat l’accompagne depuis un an dans un ascenseur, ne parle-t-il pas là de la maladie, qui l’accompagne au quotidien, qui se fait rappeler dans chaque moment de solitude et qui évoluant de jour en jour se transforme comme de chat en loup, avant de le dévorer ? Et que fait l’artiste ? N’a-t-elle pas trouvé dans l’œuvre du poète, pour lui rendre hommage, moins sombre qu’un fragment redoutant la mort ? Et en ayant quand-même fait ce choix, quelle posture atroce a-t-elle infligée au poète en le condamnant à se tenir debout, les yeux crevés et les mains collés au corps, devant sa propre mort ? L’artiste a-t-elle une interprétation plus appropriée à l’hommage qu’elle prétend vouloir faire au poète ? Comment ne pas voir partout la mort dans cette œuvre ? Comment ne pas relier le texte aux lettres aveugles, aux yeux crevés, à la pierre tombale ? Comment ignorer l’idée d’un enfer lorsqu’on voit jaillir des fentes calligraphiées de la lave en verre ? Est-ce mon esprit tordu ou ceci est négativement très harmonieux ? Mais qu’on ne saute pas de joie, ça n’est pas là le genre de questions qui permettent de dire que l’œuvre est intéressante parce qu’elle nous fait poser des questions !
Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail). Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.
Tout le texte est en arabe, sauf la signature de l’artiste par son prénom (qui est aussi en passant le logo de sa fabrique de verre soufflé). Mais où est-elle placée ? La première partie du texte, orientée vers l’entrée des visiteurs, reprend des vers où le poète fait l’éloge des femmes de son pays, ensuite d’autres vers encore plus connus ont pour thème l’amour du pays. Entre les deux parties, à la même taille, et subissant le même traitement des lettres aveugles découpées au laser et de l’œil de verre, s’incruste la signature de l’artiste, évidente au point qu’un ignorant du texte, un visiteur “ثقفوت” (terme emprunté à une terminologie salafiste, signifiant dans ce contexte quelqu’un qui n’a pas eu de cours sur l’art contemporain donc un sous-homme !), l’attribuerait volontiers à l’artiste. Là, j’ai entendu l’artiste me crier de loin : Le verre c’est moi, m’avez-vous reconnue ? c’est ma signature ! Je suis la marque et je suis l’artiste : une hallucination bien évidemment, ou un peu d’eau dans les oreilles... (ça aussi, j’ai le droit.)
Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).
Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.
Attention, deuxième signature : celle-ci est gravée à même la matière, juste au-dessus de la ceinture, dans le dos de la statue, la même. J’en déduis que l’artiste conçoit son travail en deux parties, l’une en verre soufflé plus assumée que l’autre sculptée d’argile, car tandis qu’elle s’est donnée beaucoup de mal à fignoler la première en l’élevant au rang du texte du poète, la deuxième est petite, discrète et au dos. Un dos où elle laisse volontiers apparaître plus haut une grande partie métallique de la structure qui rouille déjà. Il est clair que le dos est négligé. La négligence de la finition atteint d’autres parties de l’œuvre : des lettres qui fusionnent sous l’effet du découpage ou de la manipulation, les pieds de la statue qui peinent à coller au métal, tout est permis en art contemporain, dirait-on encore.
Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).
Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.
Septembre 1998, premier jour à l'Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis.
Un arrivage de spécimens, ayant l'air de bien avoir étudié le look bozariste, emplit la cour.
On trouve alors ceux qui ont les moyens et qui se font bien distinguer avec des Coq Sportif des Ralf Lauren voire même des Swarovski et des Louis Vuitton. On les voit en train de se faire intégrer dans le monde des fous, des touchés par la grâce de la rébellion. Ils sont généralement minces et grands de taille, rigolent de tout et s'accaparent les remarques les plus débiles et les moins drôles.
Après, il y a les bohémiens de look. Ceux-là sont aussi faux que les premiers, mais ils entretiennent grâce à la fripe un semblant de nonchalance qui les rend “sympas”. Ils se prennent pour les propriétaires des lieux et tombent rapidement dans les filets d'une apparence dangereusement ringarde.
Ensuite on trouve les pseudo gothiques qui ne sont souvent pas aussi étonnants que leurs piercings et leurs tatouages. Ces derniers comblent de regards sombres leurs lacunes en "hard" culture, ils ont la marche fléchie et sentent le tabac roulé.
Finalement, il y a les victimes de la centralisation universitaire et culturelle qui atterrissent à la capitale avec toute l'ambition et la bêtise d'adopter ses tendances et de s'identifier à son facile artifice. Ces personnes affectionnent les tissus imprimés et peuvent être d'une grande agressivité vestimentaire.
Mon premier jour, il y a vingt ans, ni riche, ni bohémien, ni gothique et le quartier de Sidi Abdesselem m'étant familier, je jouissais du relatif confort d'appartenir à un groupe de spécimens qui, pour diverses raisons, et quoique plus nombreux, étaient moins remarquables, un groupe à qui personne ne se donne la peine d'attribuer un nom et dont les membres, par peur de disparaître, finissent par porter à contre-cœur l'adjectif faussement salutaire de "normaux". Au premier jours, nous nous reconnaissons seulement entre-nous, transpirant, recomptant photos, timbres et enveloppes toutes les minutes, bizarrement rassurés par la file d'attente, cédant même quelques places pour rallonger un cordon ombilical qui menace de se rompre. Nous nous reconnaissons aussi, quand livrés à nous-mêmes, officiellement inscrits à la fac mais pas plus adultes, nous passons au travers de ce qui devient une scène, presque inaperçus de tous, mais surtout carrément invisibles de ceux, qui, les mains dans les poches, reconnaissables à leurs lunettes de soleil, leurs sourires cyniques et leurs sens en érection, se départagent à qui commente le premier, les pièces de ce qu'ils appellent "el bala ejdida" : un nouvel arrivage qu'ils traitent de fripe, les personnes étant à leurs yeux toutes des "deuxième main", tant par classements hâtifs ils manquent l'originalité de chacune d'entre-elles. Cette sixième catégorie, faite d'anciens, à peine moins boutonneux, est la plus pathétique de toutes, et nous “les normaux”, à leur insu, les regardons, d'abord peureux, étonnés, ensuite avec dégoût, puis carrément de travers. Et ne les connaissant pas plus que ça, nous prions tous les dieux que parmi eux il n'y ait pas de profs.
Par une après-midi ramadanesque, Dans un Monoprix de Nabeul, Au rayon des livres, Je tombe sur Le Robert des noms propres, D'Amélie Nothomb, Je décide de le lire, Jusqu'à ce qu'interdiction s'en suive, Performance sans témoins, Sinon un ami seul, Par sms joint, Deux fois, à quelque trois heures d'écart, Au début et à la fin, Personne n'intervient, Art ou non-art ? Je reste sur ma faim, ou celle de l'héroïne, Et sur nos douleurs aux genoux, J'achète du fromage et du pain, Pas de vin, mais déjà ivre, Rupture du jeûne à la française, Celle du livre, Que je paye en sortant.
Les artistes qui se mettent en groupe ont toujours quelque chose en commun. Plus cette chose est personnelle, plus le groupe ressemble à une meute de loups, où chaque membre connait son rang, défend les autres, veille au respect du territoire... Au fait, ce territoire est précis et vital, dessiné à l'urine, il permet de se nourrir sans parcourir de grandes distances ou avoir à se battre avec d'autres meutes. Si une autre meute s’installe trop près, le marquage devient alors de plus en plus fréquent. Véritable cellule sociale, cette meute est constituée entre-autres d'un couple Alpha, d'un mâle Bêta, de subalternes, d'un loup Oméga et des fois de loups solitaires. Le couple Alpha est le dominant, il prend les décisions pour la meute et dessine le territoire. Le mâle Bêta, s'incline devant le mâle Alpha mais se tient prêt à le remplacer s'il meurt ou perd son rang. Les Subalternes aident à trouver la nourriture et à élever les louveteaux. Le loup Oméga est celui sur qui converge toute l'agressivité de la meute, une sorte de bouc émissaire, il est des fois banni de la meute. Le loup solitaire se met à l'écart du groupe tout en continuant à communiquer avec eux par dépôts d'excréments, urines, hurlements... le plus souvent il choisit l'isolement suite à la perte inconsolable de sa compagne. Peut-on vraiment parler d'art dans ces conditions ?
Combustibles
«Le 17 décembre 2010, on lui confisque encore une fois son outil de travail (une charrette et une balance). Essayant de plaider sa cause et d’obtenir une autorisation et la
restitution de son stock auprès de la municipalité et du gouvernorat, il s’y fait insulter et chasser. Une auxiliaire municipale le gifle et lui crache
dessus. (…) Humilié publiquement, désespéré, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat. Il est transporté à l’hôpital local, puis à Sfax, et enfin au Centre de
traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, près de Tunis. (…) Le décès de Mohamed Bouazizi est annoncé le 4 janvier 2011 à Ben Arous où il était hospitalisé.»
(Wikipédia)
Leila Bouazizi, la petite soeur, avait perçu les choses un peu différemment. Lors d’une interview, plusieurs jours après le triste incident, en racontant pour la énième fois
l’histoire, elle révéla un détail comme seules les personnes profondément traumatisées peuvent en retenir :
« Un litre et demi, dit-elle.»
Ce fut le volume d’essence utilisé par son frère pour son acte d’immolation. D’après elle, il a dû se déplacer pour l’acheter, avant de revenir au siège du gouvernorat.
Un litre et demi ! Qu’est-ce qui fait qu’on retienne un détail pareil ? Par quelle nécessité le fait-on parvenir à la petite soeur ? Pourquoi est-ce précisément un litre et demi ?
Quelqu’un saurait-il au préalable quelle quantité d’essence brûlerait en entier un homme ? Au bord du suicide, serait-on capable d’une pareille économie ? Mohamed a fait pourtant cette course,
calmement à priori, le vendeur n’a dû rien deviner, sinon il ne lui aurait rien vendu… ou l’aurait-il fait ? Quelles répliques auraient-ils échangées ? Cela a dû être court… Mohamed aurait
demandé un litre et demi d’essence, le vendeur en aurait rempli trois fois un ustensile d’un demi litre de capacité, pour le verser ensuite au travers d’un entonnoir dans un autre récipient… ou
ce fut plus court encore, Mohamed lui aurait donné à remplir une bouteille en plastique dont on connaît la capacité, une bouteille d’eau vide d’un litre et demi, comme on en trouve partout… Il a
dû la ramasser sur la route… L’aurait-il trouvée sur son chemin ? L’aurait-il achetée sinon, puis vidée ? L’aurait-il bue ? Aspergeait-il d’eau son étalage de fruits et légumes, pour les
maintenir au frais, de cette même bouteille avant qu’on lui confisque sa charrette ?
Tout compte fait, il y aurait plutôt de faibles chances pour que Bouazizi ait pensé jusqu’au volume d’essence qu’il allait utiliser pour son immolation, pourtant la sacralité de son
geste s’est étendue à tous les détails qui l’accompagnaient, les chargeant symboliquement, si bien qu’il devint difficile pour ceux qui avaient la lourde tâche de relater les faits d’en omettre
les plus insignifiants… C’est ainsi qu’un litre et demi d’essence peut être perçu différemment, qu’un étranger demande d’acheter très cher une charrette de légumes, qu’on retient à jamais une
date comme le 17 Décembre, ou qu’une place à Paris se voit octroyer le nom d’un marchant ambulant de Sidi Bouzid.
Dessein de vie
A Paris, quinze ans plus tôt, abattu par la maladie, quelqu’un avait laissé ses chaussures, paraît-il, près de la fenêtre, avant de faire le grand saut. C’était Gilles Deleuze. Ce
fut, sur un autre plan, un dernier acte de résistance et un acte tout aussi libérateur. L’immolation par le feu de Bouazizi comme la défenestration de Deleuze, indépendamment de la différence des
contextes, ne laissent pas indifférente la nature humaine, car l’homme, qui aspire naturellement à la vie, est par nature libre. Et ce sont là des exemples de circonstances où entrent en conflit
sa liberté et sa vie et où il doit à défaut de pouvoir les concilier, en élire une. Ici, l’un comme l’autre, ils ont choisi la liberté.
« Lorsqu’un peuple veut la vie, force est au destin de répondre ».
Il y aurait peut-être d’autres traductions de ce vers bien connu de Chebbi, sinon de meilleures ; celle-ci, couramment utilisée de nos jours, témoigne d’une acception particulière
qui frappe par la place centrale qu’elle donne à la « force », celle, sans doute, dont a besoin une révolte populaire pour mettre à bas en si peu de temps un régime aussi tyrannique.
Chebbi disait dans un autre poème moins connu ce qu’on pourrait traduire par ceci :
« Le peuple ne peut se lever que lorsqu’il est soulevé par le dessein de la vie, si jamais elle se réveille en lui. »
Comment des hommes libres continuent à accepter de vivre sous la tyrannie ! Par cette exclamation, l’acte de Bouazizi a réveillé en nous, humains, une
liberté par nature, qui s’est voulu dessein de la vie et qui n’a nul besoin de «forcer le destin», puisque celui-ci est ‘’de nouveau ’’ entre les mains de ceux qui se veulent désormais pleinement
citoyens. Les tunisiens n’ont-ils pas prouvé depuis, qu’ils sont aussi citoyens par nature ? Et n’ont-ils jamais été aussi fiers d’être tunisiens ?
Artiste donc citoyen
Le destin des artistes est bien différent et il reste différent en temps de révolte, parce que la leur prend une autre forme et a un autre goût : leur destin est de résister. Il n’y
a pas d’art sans résistance, il n’y a pas non plus de révolution sans art. Quand la révolte populaire se dresse contre la tyrannie, elle se situe à l’extérieur de son système de règles établies
et rompt donc totalement avec ce dernier, elle est brève, impatiente de cueillir ses propres fruits, et sa force fait souvent qu’elle réussit. La révolte des artistes est résistance. Elle
s’oppose à ce même système de règles établies bien avant que sa tyrannie ne devienne insupportable, ou l’est-elle déjà pour les artistes. Elle ne se situe pas à l’extérieur du système et continue
à rendre possible et valable un échange avec lui, en proposant sans cesse de nouvelles formes, d’échange entre autres. La résistance est faite pour durer aussi longtemps que peut durer ce à quoi
elle s’oppose, elle est patiente, elle sait qu’elle n’est « rentable » qu’à long terme et l’accepte.
Si la révolte des artistes a une autre forme, c’est que la forme est leur domaine. Ils sont « plasticiens », qu’ils soient poètes, musiciens, danseurs… A quoi donc résisteraient-ils
sinon qu’à d’autres formes qu’ils jugent aliénantes, porteuses d’oppression donc aussi de tyrannie. Qu’on les comprenne lorsqu’en temps de ‘’révolution’’ ils osent porter un œil attentif, donc
critique, aux différentes formes même de révoltes.
Les artistes ne sont évidemment pas les seuls qui résistent, comme tous ceux qui adoptent cette forme de révolte ne sont des artistes.
Le dernier acte de résistance de Bouazizi serait-il pour Deleuze artistique ? L’art ne consiste-t-il pas, selon lui, à libérer la vie que l’homme a emprisonnée, l’artiste n’est-il pas celui qui
libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle ?
Venons-en donc au goût, celui de la fierté.
Ce n’est que par une paradoxale amertume qu’un artiste peut vivre les plus grands moments dits de liberté et suite aux plus grands évènements ‘’libérateurs’’ de cette révolte. Où
cacherait-il, dans ces moments glorieux où l’on est plus que jamais fier d’être tunisien, sa honte d’être un homme ? La honte que « des hommes » aient pu commettre de pareilles horreurs… Une
honte doublée depuis la mort de Bouazizi par celle d’avoir survécu, et triplée après le 14 par celle d’avoir « pactisé assez pour survivre »… mettrait-il de côté l’habit de l’artiste, pour se
fondre momentanément parmi les fiers et les ‘’nouveaux citoyens’’ ?
Deleuze ajoute que si on n’éprouve pas cette honte, il n’y a pas de raison de faire de l’art. Aurait-il complètement tort ? Ou les tunisiens seraient-ils en train de réaliser une
utopie où l’on peut se passer d’art, ne serait-ce que pour un moment ?
Oussema Troudi
Montfleury, 09 Avril 2011
éveil
silence
haïku
--------------------------------
une fenêtre s'ouvre
l'arbre de la ville
cherche le soleil
--------------------------------
ciel nuageux
les ombres se cachent
de nouveau dans les corps
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le temps passe
toujours en colère
d'être tant gaspillé
--------------------------------
sur chaque toit blanchi
une parabole blanche
rouille sous la pluie
--------------------------------
cellules ambulantes
- citoyens coupables -
et centre-ville à perpétuité
--------------------------------
au carrefour giratoire
autour de l'olivier
un tracteur hésite
--------------------------------
les terres du Sahel
se parent de cactus
se mesurent en oliviers
--------------------------------
train de nuit
de parfaits inconnus
pourtant s'ignorent
--------------------------------
train de nuit
les inconnus dansent ensemble
en dormant
--------------------------------
gare de Sousse
la vie continue
moi je descends
--------------------------------
Une armée d'oliviers
Escorte la route,
Terre du Sahel.
.............................................................
Les barbelés enguirlandent la colline,
La lumière cristalline,
et les robes de mariées.
.............................................................
Sur les plages perdues,
Des phares perdus,
Les pêcheurs les éclairent.
.............................................................
Vagues d'algues tièdes,
Creusent à la recherche
De mes orteils perdus.
.............................................................
A l'ombre de la grotte,
Le chapeau de paille flotte,
Grand-mère fait de l'apnée.
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Inter-wagons, on fume,
Doucereuse amertume,
Le blanc de l'écume,
Le cliquetis des galets.
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La pierre jetée de loin
Ricocha trois fois sur l'eau,
Le rêve en fit un pont.
Une étoile de mer témoin
Regarda sans rien dire
La pierre toucher le fond.
Dans une ville donnée,
Dans un quartier chic,
Dans un supermarché beige,
Dans un rayon mal fréquenté,
Sur une étagère oblique,
Quelqu'un a posé une bille métallique,
Qui avait quitté par accident la poche d'un enfant.
La bille reflétait,
Sans cesse et sans bouger,
Un nuage exotique sur un ciel chromé.
Le rayon est fermé.
Dans ta marmite,
Je mis de ma morale,
Et une fois cuite,
Je nous servis
Dans tes assiettes ovales.
Par un matin d'été, un petit coquillage tout beau,
dans une assiette en verre, près d'un lavabo,
se mit à se rappeler le portrait du mollusque bleu qui jadis l'habitait.
Il a beau fermer les yeux, serrer sur les paupières,
un coquillage n'a pas d'yeux,
son âme, courant d'eau ou courant d'air,
acouphène dans la grande oreille qu’il est,
le parfum exotique de son voisin le savon, ne frôle pas ses narines, car il n'en a pas non plus,
mais le fait rêver.
Le soir même,
le savon se salit et se lava plusieurs fois,
avant que le coquillage ne fonde en trois.