Le nouvel arrivage

Septembre 1998, premier jour à l'Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis.
Un arrivage de spécimens, ayant l'air de bien avoir étudié le look bozariste, emplit la cour.

   On trouve alors ceux qui ont les moyens et qui se font bien distinguer avec des Coq Sportif des Ralf Lauren voire même des Swarovski et des Louis Vuitton. On les voit en train de se faire intégrer dans le monde des fous, des touchés par la grâce de la rébellion. Ils sont généralement minces et grands de taille, rigolent de tout et s'accaparent les remarques les plus débiles et les moins drôles.

   Après, il y a les bohémiens de look. Ceux-là sont aussi faux que les premiers, mais ils entretiennent grâce à la fripe un semblant de nonchalance qui les rend “sympas”. Ils se prennent pour les propriétaires des lieux et tombent rapidement dans les filets d'une apparence dangereusement ringarde.

   Ensuite on trouve les pseudo gothiques qui ne sont souvent pas aussi étonnants que leurs piercings et leurs tatouages. Ces derniers comblent de regards sombres leurs lacunes en "hard" culture, ils ont la marche fléchie et sentent le tabac roulé.

   Finalement, il y a les victimes de la centralisation universitaire et culturelle qui atterrissent à la capitale avec toute l'ambition et la bêtise d'adopter ses tendances et de s'identifier à son facile artifice. Ces personnes affectionnent les tissus imprimés et peuvent être d'une grande agressivité vestimentaire.

 

   Mon premier jour, il y a vingt ans, ni riche, ni bohémien, ni gothique et le quartier de Sidi Abdesselem m'étant familier, je jouissais du relatif confort d'appartenir à un groupe de spécimens qui, pour diverses raisons, et quoique plus nombreux, étaient moins remarquables, un groupe à qui personne ne se donne la peine d'attribuer un nom et dont les membres, par peur de disparaître, finissent par porter à contre-cœur l'adjectif faussement salutaire de "normaux". Au premier jours, nous nous reconnaissons seulement entre-nous, transpirant, recomptant photos, timbres et enveloppes toutes les minutes, bizarrement rassurés par la file d'attente, cédant même quelques places pour rallonger un cordon ombilical qui menace de se rompre. Nous nous reconnaissons aussi, quand livrés à nous-mêmes, officiellement inscrits à la fac mais pas plus adultes, nous passons au travers de ce qui devient une scène, presque inaperçus de tous, mais surtout carrément invisibles de ceux, qui, les mains dans les poches, reconnaissables à leurs lunettes de soleil, leurs sourires cyniques et leurs sens en érection, se départagent à qui commente le premier, les pièces de ce qu'ils appellent "el bala ejdida" : un nouvel arrivage qu'ils traitent de fripe, les personnes étant à leurs yeux toutes des "deuxième main", tant par classements hâtifs ils manquent l'originalité de chacune d'entre-elles. Cette sixième catégorie, faite d'anciens, à peine moins boutonneux, est la plus pathétique de toutes, et nous “les normaux”, à leur insu, les regardons, d'abord peureux, étonnés, ensuite avec dégoût, puis carrément de travers. Et ne les connaissant pas plus que ça, nous prions tous les dieux que parmi eux il n'y ait pas de profs.